Philippe Herzog,
président de Confrontations Europe au colloque « Dialogue et
partenariats pour relever le défi du développement en Bosnie-Herzégovine »,
6-7 octobre 2005, Sarajevo
A l’évidence la conscience européenne
n’est pas donnée d’avance, ni pour les Français, ni pour les Suédois,
ni en Bosnie-Herzégovine, elle se forge dans des rencontres comme la nôtre.
Grâce à ces trois tables rondes extrêmement riches, et à la préparation
en amont menée par l’équipe de Confrontations Europe en coopération
avec les partenaires de cette conférence (notamment la FIPA et l’Association
Sarajevo), nous avons pu amorcer un dialogue. Je veux remercier le Département
à l’Intégration Européenne, la délégation de la Commission européenne
en Bosnie-Herzégovine, le ministère français des Affaires Etrangères
qui ont soutenu depuis le début cette initiative. Je veux enfin remercier
chaleureusement les participants de Bosnie-Herzégovine, ceux des autres
pays européens, et les Français qui sont venus prendre part à cette
conférence.
Vous avez pu, à travers ces débats, vérifier
la démarche de Confrontations Europe : faire sortir les Français de
chez eux pour écouter les autres Européens, partager pour devenir Européens ;
créer un réseau de société civile transeuropéen, qui s’est désormais
enrichi de l’apport bosnien.
Je vous livre quelques appréciations
personnelles qui peuvent être soumises à rectification.
Sur
la perspective européenne :
Nous avons ici entendu un vrai désir
d’Europe. Les Bosniens se réjouissent de l’avancée des négociations
d’adhésion pour la Croatie et de pré-adhésion pour la
Serbie-et-Montenegro. C’est la preuve que la Commission européenne
n’a pas renoncé à ses promesses souligne Osman Topcagic, ministre à
l’intégration européenne. Et le vote sur la réforme de la police en République
Serbe de Bosnie-Herzégovine ouvre la voie à la négociation d’un
Accord de Stabilisation et d’Association. Mais, ne nous leurrons pas, le
processus d’intégration européenne reste fragile et incertain. Nous
l’avons vu avec les referendums sur le Traité constitutionnel, les
peurs et les tentations de repli national sont très présentes, en France
comme d’autres pays ouest européens. Nous allons devoir faire
comprendre que l’élargissement aux Balkans occidentaux et à la Turquie
est positif.
La politique extérieure de l’Union
européenne, sa force internationale, ont beaucoup reposé sur les élargissements
successifs, l’attractivité et l’image positive de l’Union européenne
se sont construites sur la réussite de ces élargissements. Quant à
l’argument franco-français qui consiste à dire que ceux-ci jouent
contre la formation d’une Union politique, il doit être retourné :
les nouveaux élargissements exigent maintenant celle-ci, malheureusement
retardée par des votes négatifs.
Du côté de la Bosnie-Herzégovine,
« devenir Européen » est tout aussi complexe. Le Général
Jovan Divjak nous l’a dit : que veut dire l’adhésion à l’Union
européenne quand la BiH n’a pas d’identité propre ?
L’abominable guerre dont la Bosnie-Herzégovine a été le théâtre
n’a pas entraîné que des destructions physiques, elle a aussi détruit
l’identité bosnienne. De sorte que le désir de « la BiH dans
l’Union » n’est pas si évident.
Nous ne pouvons pas proposer à la
Bosnie-Herzégovine le même chemin qu’aux PECO. C’est ce que Patrice
Dreiski, Haut Représentant adjoint pour la Bosnie-Herzégovine, a montré
en insistant sur la spécificité de ce pays qui, brisé par la guerre,
n’a pas fait de « révolution », ni choisi d’évolution
comme l’ont fait les dix nouveaux pays membres. Il faut tenir compte de
la difficulté des Bosniens à se mettre en mouvement, à construire une
responsabilité commune pour l’avenir de leur pays.
Du
« protectorat » au contrat :
L’Union européenne est prise dans une
contradiction majeure. D’un côté, elle est tenue par le mandat fixé
par Dayton (qui a, pour faire la paix, entériné de façon
constitutionnelle la division entre communautés), de l’autre elle
demande aux Bosniens de fabriquer un seul Etat, un seul droit.
Nous aimerions penser qu’il est possible
de sortir de cette contradiction par le haut : en réformant la
constitution de Dayton. Mais l’Union européenne n’a pas le droit
d’appeler à une telle réforme : elle fait partie, au sein du
Peace Implementation Council des garants de Dayton. Réformer ces accords
relève de la responsabilité de la communauté internationale. L’idéal
serait que dans le cadre des élections de 2006, les Bosniens décident de
changer de constitution. Mais, ceci suppose un renouvellement de la classe
politique bosnienne, une prise de pouvoir par les jeunes. Et je salue à
ce sujet les interventions remarquables de Taïda Begic de l’Université
de Sarajevo, et de Miralem Tursinovic, représentant les jeunes de Tuzla.
Mais celà prendra beaucoup de temps. La réforme
pour l’unité est nécessaire, elle doit mûrir de l’intérieur des
cadres - pervers - actuels.
Nous avons perdu du temps. L’Union européenne
a surtout demandé à l’Etat de BiH et aux deux entités de constituer
des fonctions régaliennes communes (police et armée). Elle a travaillé
à l’établissement d’un droit de la concurrence et de la protection
des consommateurs et au respect des normes européennes, comme l’a montré
Ivan Paneff, chef du projet UE de soutien à la constitution d’un Espace
Economique Intégré en BiH.
Mais les fonctions économiques ont
largement été minorées. Sur l’éducation, quand on entend le Général
Divjak, on aurait aimé une intervention ciblée sur ce point et sur tous
les sujets de société (protection sociale, retraites, redistribution...)
pour exiger une unité. On me dira que l’Union européenne n’a pas
compétence en la matière, mais si l’UE peut intervenir pour réformer
une armée, une police, destituer des hommes politiques... bref, quand
elle exerce un protectorat, on aurait pu attendre d’elle qu’elle conçoive
son mandat plus près des besoins réels des populations.
Nous entrons dans une nouvelle période
des relations entre l’Union européenne et la Bosnie- Herzégovine. Les
interventions de Maria Asenius et Christoffer Sjoholm ont montré que l’Union
veut sortir de l’esprit de « protectorat » (avec au passage
moins d’assistance) pour aller vers une plus grande autonomie pour les
autorités bosniennes. Alors que la signature d’un Accord de
Stabilisation et d’Association (ASA) entre l’UE et la Bosnie-Herzégovine
est imminente, on peut espérer que les questions socio-économiques
seront majorées dans cette relation contractuelle. C’est l’avis de
l’économiste Zarko Papic, qui, très critique sur le « protectorat »
instauré par la Communauté internationale, met ses espoirs dans un
contrat qui pourra donner lieu à un meilleur partenariat. Et les fonds
d’aide européenne arriveront plus rapidement.
Cela dit, pour qu’il y ait contrat et
partenariat, il faut des deux côtés des acteurs responsables. L’Union
européenne va se heurter aux problèmes d’oligarchie et de
fractionnement des responsabilités en de multiples niveaux administratifs
(Etat, entités, cantons, villes...). Le pouvoir central est hyper-faible,
l’oligarchie politique ne favorise pas l’émergence d’une société
confiante en elle-même et capable d’entrer dans des relations de
partenariat. Dayton va continuer à nous empoisonner, et « les faux
nationalismes » dénoncés par l’ancien Ambassadeur de Bosnie-Herzégovine
en France, Slobodan Soja. Pour dépasser les clivages, l’idée de créer
des agences locales n’est pas mauvaise, mais encore faut-il qu’une
société civile démocratique y ait accès.
Il faut encourager l’UE à contourner
ces difficultés en développant beaucoup plus ses relations avec la société
civile organisée.
Les
conditions du développement économique :
Je vois trois conditions pour promouvoir
un développement économique durable :
1.Dégraisser le système
institutionnel
Les oligarchies au pouvoir, la division des Etats et des cantons font
obstruction à l’harmonisation du droit et aux réformes économiques.
C’est un poids lourd qui écrasent l’économie par les irresponsabilités,
les coûts administratifs et le monopole des entreprises publiques souvent
en faillite virtuelle. Les intervenants ont évoqué la difficulté de
mener à bien des projets et des initiatives. L’Union européenne
devrait pouvoir mettre en place un système d’agence destinée à mener
à bien les privatisations et faire du « dégraissage » de
l’administration une conditionnalité à l’adhésion.
2.Faire un marché unique
régional
La constitution d’un espace économique intégré est loin d’être réalisée.
Les représentants du patronat MM. Grizelj et Miljevic ainsi que
Remzo Baksic, responsable de « l’intiative Bulldozer » nous
ont dit que la zone de libre échange régionale et le marché unique
bosnien étaient loin d’être une réalité pour eux. Là aussi l’Union
européenne doit pouvoir se saisir de l’objectif et l’inclure dans le
contrat. Pour pouvoir attirer les investisseurs étrangers et tout
simplement faire vivre une économie dans chacun des pays des Balkans
occidentaux, il est apparu lors de nos débats que ce serait d’emblée
au niveau régional que ce marché unique devrait se constituer.
3.Organiser des
financements mixtes
Deux types de contradiction ont émergés de la discussion sur la question
du financement :
* La question a été posée par Jean-François
Le Roch, PDG d’Interex : comment financer des projets alors qu’il
n’y a pas de capital ? Alexander Zsolnai, Directeur Général de
HVB profit Bank et Piotr Kazimierczyck de la banque polonaise BISE nous
ont dit que le capital était présent en Bosnie-Herzégovine mais qu’il
manque la bonne ingénierie pour le mobiliser. La mixité entre fonds
publics et fonds privés et la proximité (agir au niveau local)
constituent un impératif et l’on a pu mesurer à quel point il est
difficile d’attirer le capital étranger.
* Faut-il continuer à faire reposer le développement
de la Bosnie-Herzégovine sur l’aide extérieure ou prôner
l’autonomie ? L’immense manne internationale n’a pas permis à
la BH de retrouver son PIB d’avant-guerre. Pour Zarko Papic, la
communauté internationale est responsable de l’inefficacité de la
gestion de ces fonds. Martin Zaimov, s’appuyant sur son expérience
bulgare, considère que le problème vient des Bosniens eux-mêmes :
de leurs vieilles élites et de la difficulté à proposer des projets
susceptibles d’être financés. Pour lui, le meilleur moyen d’aider la
Bosnie, c’est finalement de réduire, voire cesser l’afflux d’aide.
Je pense que la situation de la
Bosnie-Herzégovine est tellement spécifique qu’il faut poursuivre
l’aide internationale et européenne. Cela n’empêche pas de réformer
ce qui est devenu « une industrie de l’aide ». D’autant
que les IDE ne sont pas un substitut à l’aide publique : ils ne
vont pas s’accélérer et on se pose des questions sur leur qualité en
termes de développement économique. La Bosnie a besoin de nouvelles
formes de financement comme les partenariats public-privé (PPP). Henri
Thomé, délégué aux affaires européennes pour Bouygues nous a montré
sous quelles conditions ils pourraient être utilisés pour la BH. Je
pense pour ma part qu’ils constituent une forme de financement particulièrement
appropriée ici compte tenu du besoin d’agir au niveau des collectivités
locales / elles constituent les seuls acteurs fiables du développement économique
/ et le besoin de garanties publiques pour rassurer les investisseurs privés,
si sensibles au « risque pays », comme l’a rappelé
Christophe di Marco de la Caisse des Dépôts et Consignations. Or cette
ingénierie est difficile à construire. L’UE n’a pas encore trouvé
la méthodologie, ne serait-ce que pour les 25. La France a une belle expérience,
mais elle en se précipite pas en Bosnie-Herzégovine, c’est le moins
qu’on puisse dire.
Comment
travailler ensemble à l’avenir ?
Confrontations Europe souhaite poursuivre
le dialogue, continuer à aider les Bosniens à dialoguer entre eux et
avec nous, et d’interpeller les institutions européennes dans le cadre
des négociations en vue de l’adhésion. Avec qui travailler et comment ?
D’abord avec les jeunes. Même si
beaucoup d’entre eux ont quitté la Bosnie-Herzégovine, ceux qui sont
restés ou revenus et qui ont accès à l’éducation et à la formation
ont montré leur désir d’Europe, de dépasser les clivages politiques
et ethniques et de se tourner vers l’avenir. Par conséquent nous
travaillerons avec l’ACIPS, avec l’université de Sarajevo et le Youth
Resource Centre de Tuzla, etc ... D’autre part, il faut continuer à
aider la société civile bosnienne à se former. Elle en est à ses prémices
et il existe déjà un réseau d’organisations connectées aux réseaux
européens : les syndicats (Azra Sehbajraktarevic du syndicat de
Bosnie-Herzégovine et Peter Seideneck, de la CES nous ont dit la volonté
des syndicats bosniens à travailler par delà les clivages et au sein du
réseau européen), l’initiative Bulldozer et les associations
patronales, la FIPA, Bosfam, Emmaüs international...
Développer ça exige de permettre la
mobilité des jeunes et des travailleurs et donc de résoudre très tôt
au problème des visas. Je ne veux pas donner de leçons, je sais que vous
en recevez beaucoup, mais permettez-moi de vous donner un conseil que je
tire de l’expérience de Confrontations Europe :
* si vous le pouvez, essayez d’agir groupés entre entreprises,
syndicats, jeunes, ONG, collectivités locales... les projets seront
meilleurs et vous aurez beaucoup plus de poids.
* ne vous institutionnalisez pas trop vite (notamment dans le cadre d’éventuels
conseils économiques et sociaux régionaux).
Qu’est-ce
que peut faire Confrontations Europe, concrètement ?
1.Interpeller les
institutions européennes sur les conditions de l’adhésion
Au delà des questions stratégiques déjà évoquées, on peut citer des
priorités comme :
* l’harmonisation réglementaire dans le domaine économique afin de
briser l’enclavement des localités
* la mise en place de services d’intérêt général : eau, routes,
déchets, écoles... C’est un terrain formidable pour dépasser les
clivages. Il faut que l’UE fasse pression pour que les villes aient plus
de pouvoir dans ce domaine et conditionner les fonds d’aide pour
qu’ils aillent directement au niveau local.
* élaborer des programmes d’éducation et de formation, etc...
2.Intégrer dans le réseau
de Confrontations Europe les acteurs Bosniens de la société civile (ONG,
entreprises, syndicats, chercheurs, universités, représentants des
collectivités locales) ainsi que les représentants institutionnels prêts
au dialogue et aux partenariats par delà les clivages.
Confrontations Europe est implantée à Bruxelles, nous avons des
relations privilégiées avec les parlementaires européens et les représentants
de la Commission européenne. Nous pouvons ensemble assurer une veille du
processus d’adhésion, faire des propositions pour intervenir. Les
portes de la Commission européenne sont beaucoup plus ouvertes qu’on ne
le pense !
Nous sommes l’une des rares associations européennes à s’occuper
d’économie et à réunir entreprises, syndicats, et associations.
3.Informer les
entrepreneurs français et autres porteurs de projets, membres de notre réseau,
des potentialités de la Bosnie-Herzégovine.
Sans tomber dans le « marketing », la Bosnie-Herzégovine a
besoin de réfléchir à l’image qu’elle projette à l’extérieur.
C’est un problème de mutation culturelle. Pjer Zalica, réalisateur du
film « Gori Vatra » que nous avons projeté en ouverture de
notre colloque, fait partie de ces jeunes Bosniens capables d’exorciser
le passé avec douceur et humour et de donner envie à la société
bosnienne de se tourner vers l’avenir. Il faut sans doute lui demander
un film pour demain.
A votre image de « mouton noir » sacrifié et que nous avons
oublié, nous pourrions travailler à lui faire succéder celle d’emblème
des retrouvailles des Balkans avec l’Europe. |