Le Kosovo et les « standards »
de l’ONU : mission impossible ?
TRADUIT PAR JACQUELINE DÉRENS
Publié dans la presse : 1er avril 2005
Mise en ligne : vendredi 8 avril 2005
Cet été, le Kosovo devra faire face à
un examen critique de l’avancée des « standards » exigés
par l’ONU, ce qui pour la majorité des Albanais représente un espoir
pour l’indépendance. Toute la question est cependant de savoir si la
province répondra aux conditions nécessaires pour que de réelles négociations
commencent.
Par Stacy Sullivan
Des réformes politiques en panne, la
question des droit des minorités et une économie qui stagne, tout cela
alimente la colère des Albanais qui pensent que les discussions sur le
statut final n’avancent pas.
En dépit de signes de progrès, le Kosovo
a du mal à répondre aux exigences internationales qui le sortiraient du
statut ambigu de protectorat, qui le laissent dans les limbes, ni sous la
direction de la Serbie, ni indépendant.
Une économie dépressive, un nationalisme
radical qui enfle et une hostilité envers l’administration de l’ONU
indiquent que le statu quo n’est plus tenable et pourtant ces signes de
début de crise ne semblent pas influencer l’allure nonchalante de la
communauté internationale pour résoudre le problème.
La sortie en douceur de Ramush Haradinaj camoufle la colère
sourde de l’opinion
Plusieurs hommes politiques ont cru voir,
dans la façon dont le Premier ministre avait démissionné et s’était
rendu au tribunal de La Haye pour répondre de l’inculpation de crimes
de guerre, le signe de la maturité politique des institutions du Kosovo
pour envisager le début des discussions pour l’indépendance
Robin Cook, l’ancien ministre des
affaires étrangères britannique, a déclaré dans le quotidien The
Guardian que « Haradinaj avait rendu un plus grand service au
Kosovo en encourageant son peuple à accepter la loi internationale que
par toute décision qu’il aurait pu prendre au gouvernement. Le Kosovo
est peut-être maintenant plus proche que jamais d’un statut d’indépendance
accepté par la communauté internationale ».
Mais cet exil en douceur cache colère et
frustration, auxquelles s’ajoutent une économie stagnante, la
perception d’une administration internationale arrogante et éloignée
des réalités, une direction politique locale intransigeante, qui répond
à l’entêtement de Belgrade, un radicalisme grandissant sur les campus
universitaires et dans les villages une population bien armée. Tout cela
pourrait avoir pour résultat un regain de violence surtout si les
discussions pour résoudre la question du statut ne vont pas dans le sens
souhaité.
Les standards sont-ils impossible à atteindre ?
La plupart des experts s’accordent à
dire que le Kosovo a peu de chance de répondre aux standards énoncés
dans le document de l’ONU de 120 pages, en particulier le respect des
droits des Serbes et des autres minorités, la démocratisation des
institutions, une économie viable et le respect de la loi. Un diplomate
avoue que cela n’est pas uniquement de la faute des dirigeants
politiques du Kosovo. La responsabilité de la direction du Kosovo est
partagée entre le gouvernement provisoire et la MINUK et les deux parties
ont des torts.
Les pourparlers avec Belgrade pourraient reprendre
Le départ de Ramush Haradinaj a permis la
reprise du dialogue entre Belgrade et Pristina. Dés le lendemain de sa démission,
le gouvernement de Serbie a accepté de rencontrer les dirigeants du
Kosovo pour discuter du de la question des personnes disparues dans les
deux camps.
Pourtant Haradinaj, qui était un
dirigeant politique dynamique et efficace, avait réussi à faire plus
pour la minorité serbe que n’importe quel autre dirigeant politique
albanais, faisant même avancer un projet pilote controversé pour
accorder l’autonomie à un quartier à majorité serbe près de
Pristina.
L’administration du Kosovo montre peu d’empressement
sur la question des droits des minorités
Le respect des droits des minorités est
une des conditions fondamentales pour que les discussions sur le statut
commencent. Mail il est évident que les dirigeants albanais n’ont pas
fait grand chose pour faciliter le retour des Serbes, ni pour garantir
leur sécurité ou pour nourrir une culture de la tolérance.
L’alphabet cyrillique a disparu du
Kosovo, la langue serbe ne s’entend plus que dans les enclaves. À
chaque coin de rue, on trouve des monuments à la gloire des anciens
combattants de l’UCK, le stade de Pristina est décoré d’un portrait
d’Adem Jashari [1], considéré comme un héros de la lutte d’indépendance.
Son village natal est devenu un vrai musée où l’on amène les enfants
albanais en voyage scolaire.
Il y a peu de discussions dans les médias
albanais sur les exactions commises par l’UCK pendant la guerre, et il
n’est pratiquement pas admis par l’opinion publique que les Serbes et
les autres minorités ont été agressés depuis la fin du conflit. Dans
un sondage publié par RINVEST, un tiers des interrogés se disaient
hostiles aux droits des réfugiés de retourner au Kosovo.
Dans tout le Kosovo, on peut lire des
graffitis proclamant « Pas de retour pour les Serbes ». Dans
ces conditions, il n’est pas surprenant de constater que peu de Serbes
sont revenus et que ceux qui sont restés craignent pour leur vie.
Les Serbes se sentent vulnérables
À l’ouest du Kosovo, les enclaves sont
toujours gardées par les troupes de l’OTAN et les harcèlements sont fréquents.
Même dans la ville de Gnjilane/Gjilan, où
l’on dit que les relations entre Serbes et Albanais sont meilleures que
partout ailleurs, les tensions sont aveuglantes.
Les Serbes et les Albanais ont deux marchés
en plein air différents. Les Serbes ont droit à un petit endroit dans
une allée loin de tout contact avec la population albanaise du village.
Un vieux Serbe de 78 ans, Velibor Zivkovic,
qui tient un étal de légumes secoue la tête en disant « je vis
ici. Je n’ai jamais touché à personne et personne ne m’a touché
jusqu’en mars 2004 ». Il était au marché quand l’émeute a
commencé à Gjilan. Il a été entouré par une foule menaçante quand
son voisin albanais, Feti Xhemaili, est venu à son secours et l’a abrité
chez lui pendant quelques jours. Son fils a quitté le Kosovo et s’est
installé en Serbie. En allant à l’école, les enfants cognent à la
porte du vieux Velibor et l’insultent. « J’aimerai bien que
leurs professeurs leur disent de ne pas faire cela », soupire-t-il.
Dans la ville voisine, à Kamenica, les
relations semblent meilleures. Au café Zuca, tenu par un Serbe, deux
Albanais, un Serbe et un Rrom boivent de la bière ensemble à l’heure
de la pause du déjeuner.
Mais même ici, la tolérance a été ébranlée
pendant les émeutes de mars 2004. Sinisa Milenkovic, un prêtre orthodoxe
dont l’église a été entourée d’une foule hostile, dit que la
police n’a rien fait pour l’aider. « Ils étaient du côté des
assaillants, ils dirigeaient les projecteurs sur les biens des Serbes pour
que les émeutiers sachent où aller ».
Les dirigeants locaux serbes ne se sont pas engagés
Les dirigeants serbes du Kosovo portent
aussi la responsabilité dans l’absence de réconciliation. Belgrade
soutient les structures parallèles dans les enclaves et apportent un
soutien financier aux Serbes du Kosovo, ce qui les éloigne de toute
participation dans le gouvernement de Pristina.
Les représentants serbes du gouvernement
du Kosovo ont constamment refusé de participer aux groupes de travail
pour l’application des normes de l’ONU. Les autorités serbes locales
ont toujours insisté pour que le Kosovo soit divisé en entités, sur le
modèle des divisions ethniques mises en place par les accords de Dayton
en Bosnie.
Les deux parties sont toujours aussi éloignées
en ce qui concerne l’avenir du statut du Kosovo. Selon de nombreux
sondages, 85 % des Albanais sont pour un Kosovo indépendant et les 15 %
restants souhaitent une unification avec l’Albanie. Personne ne veut de
l’autonomie au sein de la Serbie. Parmi les Serbes du Kosovo, tous
veulent que le Kosovo fasse partie de la Serbie.
Un radicalisme croissant
Six ans après la fin du conflit, la
lenteur des progrès pour commencer des discussions sérieuses sur le
statut légal du Kosovo est mal reçue sur le terrain.
Les Albanais en ont assez de la MINUK
qu’ils ressentent comme un obstacle sur le chemin de leurs aspirations
à l’indépendance. On peut craindre que certains pensent que la reprise
de la violence serait la meilleure façon de faire avancer leur programme.
La dernière semaine du dernier mois de
mars, une grenade a été lancée sur un véhicule de l’ONU, une mine
anti-char a été retrouvée sous un autre, il y a eu une explosion devant
le quartier général de l’ONU à Pristina, et l’on a tiré sur
l’antenne parabolique de l’ONU.
On peut aussi avoir des soucis avec des éléments
plus radicaux comme les étudiants ou les anciens combattants. Faik Fazliu,
président de la Société des Invalides de Guerre reconnaît qu’il ne
serait pas mécontent de voir la communauté internationale se retirer.
« Nous sommes reconnaissants pour l’assistance de la communauté
internationale, mais maintenant elle doit partir. Nous devons atteindre
notre but. Les Kosavars ne font pas confiance à la MINUK ».
Les représentants de l’ONU peuvent
sentir cette hostilité sur le terrain : « Ils en ont plein le
dos de la MINUK », reconnaît un policier allemand qui sert dans les
rangs des forces de l’ONU.
L’abondance des armes disponibles est un
souci majeur en cas d’insurrection. On estime à plus de 300 000 les
armes légères aux mains des Albanais. En 2003, la campagne de désarmement
de l’ONU a permis de récolter 155 armes au lieu des dizaines de
milliers attendues, malgré l’offre d’une amnistie et d’une somme
d’argent.
La faillite économique
Quand la MINUK est arrivée en 1999, elle
avait un mandat sur quatre points : mettre en place une
administration civile, construire une force de police et un système
judiciaire, établir des institutions démocratiques et surveiller la
reconstruction économique.
Sur ce dernier point, le bilan est
particulièrement décevant. Même si le Kosovo a connu un taux de
croissance positif spécifique à toutes les économies après un conflit,
cela est dû à l’injection de l’assistance étrangère, ce qui
n’est pas une situation durable sur le long terme. Par contre, les
perspectives de production restent sombres.
L’agriculture reste une agriculture de
subsistance, aux méthodes obsolètes ; le gros de l’activité économique
repose sur les services, comme les cafés et les petites boutiques et un
commerce transfrontalier, sans oublier beaucoup de contrebande.
Pour relancer l’économie, il était
entendu que les entreprises d’État, fermes, mines ou usines, devaient
être privatisées. Pendant 18 mois, les juristes ont discuté sur
l’aspect légal des privatisations. Pour certains, l’ONU n’avait
aucun droit sur les entreprises du Kosovo puisque la province n’avait
pas de statut. L’État serbe, de son côté, affirmait ses droits sur
ces entreprises puisqu’il n’y a pas eu de changement officielle des
frontières.
Pour finir, la MINUK a crée une
institution pour les privatisations, Kosovo Trust Agency (KTA) et a délégué
à l’Union Européenne la surveillance du processus.
Un an après l’arrivée de l’ONU, la
KTA a commencé à travailler avec l’énorme responsabilité de
privatiser 500 entreprises d’État ayant toutes des dettes envers les
autorités yougoslaves. Elle organisa des ventes aux enchères publiques
et ces propriétés, bien que de peu de valeur, trouvèrent des acquéreurs
parmi les Albanais de la diaspora qui avaient envie d’investir dans leur
pays d’origine.
Mais chaque fois que la KTA trouvait un
acheteur, Belgrade faisait des objections à la vente en prétendant que
la Serbie était le véritable propriétaire. Des procès s’ensuivirent,
mais le pire est arrivé quand un Roumain a prétendu être le vrai propriétaire
d’une usine qui venait d’être vendue et qu’il a porté plainte
contre la KTA devant un tribunal de New -York.
Les représentants de la KTA, pris de
panique, ont suspendu toute privatisation jusqu’à ce que le Kosovo ait
un statut définitif. Après huit mois de querelles entre l’UE, le
bureau des Nations Unies à Pristina et des accusations de népotisme de
la part de la KTA, le processus a repris avec la lenteur d’un escargot.
L’incapacité de la KTA de vendre les
entreprises d’État a eu un effet désastreux sur l’économie car
elles comptent pour la moitié des biens immobiliers du protectorat, et
aucune ne peut se développer. Ce qui est catastrophique pour la compagnie
nationale d’électricité (KEK) qui ne parvient pas à fournir l’énergie
en quantité suffisante et pratique des coupures à répétition.
Dans ces conditions il est pratiquement
impossible d’attirer les investissements étrangers. « J’ai passé
deux à ans à aller d’un bureau à l’autre », se plaint un
homme d’affaires albanais de Brooklyn qui voulait construire une
centrale hydro-électrique à Decan.
Pas d’avenir pour la nouvelle génération
Le Kosovo a la population la plus jeune
d’Europe, qui arrive sur le marché du travail et ne trouve pas
d’emplois. Ni les usines d’État, ni l’agriculture de subsistance,
ni les petits commerces ne peuvent absorber cette masse de jeunes à la
recherche d’un emploi. On estime le taux de chômage à plus de 60 %,
mais beaucoup travaillent dans le secteur informel.
Le revenu des ménages doit beaucoup à
l’argent envoyé par la diaspora. Il est certain que ces problèmes économiques
ont été un facteur aggravant dans la flambée de violence de mars 2004.
Pour le Père Milenkovic, dont la maison
et l’église ont été endommagées par une foule en colère, la
situation économique catastrophique est plus responsable de ces événements
que l’intolérance. « Si ces jeunes avaient du travail, ils
seraient restés calmes et rien de tout cela ne serait arrivé ».
La ville de Glegovac illustre bien cette
situation. C’est une petite ville minière au cœur du Kosovo, où
vivaient 2000 familles avant la guerre. Les gens travaillaient à la mine,
dans l’industrie textile ou bien dans une usine d’élevage de
volailles. Pendant le conflit, 85 % des maisons ont été détruites ainsi
que la mine, l’usine et l’élevage, soit brûlés par les forces
serbes, soit touchés par les bombardements de l’OTAN..
La plupart des maisons ont été
reconstruites et, en prévision de la réouverture de la mine et des
autres entreprises, un complexe commercial géant appelé Quendra Zejtatre
a été construit en centre ville.
Le complexe minier Feronikel devait être
vendu aux enchères par la KTA en septembre dernier mais il attend
toujours un acheteur et reste donc fermé. Sans mine, sans usine, le
centre commercial est un complet fiasco. Sur la route qui mène à ce
centre aux boutiques aguichantes, une famille de cinq personnes vit dans
un complet dénuement dans un garage sans électricité, ni eau et n’a
pas les moyens d’acheter de médicaments pour le bébé malade.
Un représentant de la KTA explique qu’étant
donné les conditions économiques, ce qu’on exige du Kosovo est hors de
sa portée. « C’est une situation absurde. On dit aux Albanais de
reconstruire les églises détruites en même temps qu’on exige d’eux
qu’ils atteignent les standards, alors que 70 % de la population est au
chômage, mais c’est absurde ! »
Un engagement diplomatique est nécessaire
Les experts s’accordent pour dire
qu’une façon d’éviter une flambée de violence, qui serait
vraisemblablement dirigée contre la MINUK, serait de ranimer une
diplomatie indolente qui n’a rien rapporté.
« Cela avait du sens en 1999 de
retarder les décisions sur le futur statut, mais depuis six ans personne
n’a osé s’attaquer au problème », remarque un diplomate américain
qui est dans les Balkans depuis dces dix dernières années.
L’ONU n’a pas l’air de vouloir
prendre la direction des affaires. Le nouveau chef de la MINUK, Soren
Jessen-Petersen a montré son efficacité mais il doit rattraper des années
d’inaction.
Le Washington Post a
demandé, le mois dernier, au Président Bush de nommer un envoyé spécial
américain pour servir de catalyseur. Attirer l’attention de Washington,
ou son engagement, à un moment où l’Amérique est préoccupée par ce
qui se passe en Irak, s’avère difficile.
Les décideurs politiques américains
disent qu’ils veulent voir l’UE prendre la direction diplomatique au
Kosovo. Ce n’est peut-être pas souhaitable pour les Albanais du Kosovo,
car les Américains se sont montrés plus enclins à accorder l’indépendance
au Kosovo que leurs collègues européens qui évitent de prononcer ce
mot.
« Pour les USA, ce n’est pas juste
de rendre responsables les Albanais du Kosovo pour des choses qu’ils ne
contrôlent pas. Nous pensons que l’on devrait faire signe au Kosovo de
s’engager sur les discussions pour le statut, même si le Kosovo est
loin d’avoir atteint les standards », affirme ce diplomate qui
veut garder l’anonymat et il ajoute qu’il faut arrêter de chercher
l’accord de Belgrade. « Jamais les Serbes ne seront d’accord
pour abandonner le Kosovo., Ce qu’il faut faire, c’est réduire leurs
capacités d’obstruction au minimum ».
Les Européens ne voient pas la question
sous cet angle. « En Europe, l’indépendance du Kosovo est loin
d’être une conclusion acquise. Personne en Europe dira que le Kosovo
doit être indépendant », affirme un représentant de l’UE à
Washington qui souhaite aussi garder l’anonymat.
Une chose est certaine : que cela
soit l’ONU, les Américains ou l’UE, quelqu’un doit prendre
l’initiative, parce que si personne ne le fait, des hommes armés le
feront une fois encore.
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[1] Ancien commandant de l’UCK, tué en mars 1998
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